BRUNO KOPER

Bruno roule. Arc-bouté sur son vélo, Bruno, a millions de coups de pédale, grignote le monde. La tete relevée, il chante dans le vent de la descente des 3 398 metres du Pico Veleta. Les enfants hilares de Djelibougou accueille en héros ce fou venu sur deux roues de Paris. Tenace, il pousse sa bete dans les ornieres boueuses des pistes incertaines. Sous les roues rote l'orbe du cosmos. Le surale de Jarry se contentait du modeste Paris - Vladivostok en retour, en quadricycle, il est vrai.
Vélocipédiste éternel, le pere d'Ubu reconnaissait dans l'ascension du Golgotha une course de côte ou les effets de perspective faisaient paraître la Petite Reine comme une croix. Membre amphithéotique du College, Bruno dévotieusement, rageusement, amoureusement, monte sa souveraine.
Parfois, il se repose et pose. Le voici au coeur de l'Afrique, au pied d'un baobab gigantesque, dans l'héroique attitude immortalisée de Robic attendant du secours le 15 juillet 1949 dans la montée du Galibier. A trente pas, de l'autre côté du tronc monstrueux, il a posé sa bicyclette, pas plus émue que lorsu'elle s'enchaîne a quelque tilleul étique de la rue Dutot. Bruno creve, rustine, râpe, sécotine, ahane, s'empoussiere, s'écroule dans le fossé, ébloui de silence et de solitude.
Bruno roule le monde comme le bousier sacré son microcosme de matiere.
Bruno roule. Son atelier n'est pas dans quelque loft moderne ou des amis nombreux viennent l'apres-midi boire force biere, retourner force tableaux talutés, refaire force mondes mondains.
Bruno peint et la chambre d'HLM qu'est s'est réservée fait 2 m 35 sur 3 m 85. Incrédule, j'ai mesuré. Une cellule de bénédictin ou de chartreux est plus grande. Seuls? Non.
Voici d'abord, les peintres amis. Breughel a ouvert sa fenetre et lui offre a l'infini, au-dela de l'enseigne de Saint Hubert qui grince, de la corneille et des chasseurs, la chaumiere lointaine au feu de cheminée.
Vermeer, chaussettes avalades, croque en gourmand la paume de sa main, le cou d'une chamelle, son propre justaucorps a crevés. Pour la visite d'un Charles 1er qui descend de son Van Dyck, Bruno n'a pas craint de glisser sous les bottes royales le kilim polonais de Gizela.
Marie-Madeleine, pénitente d'amour lassé, fille folle, a perdu entre le baume du sépulcre et le rocher de la Sainte-Baume, la tete que lui fit Van der Weyden. A juste titre, puisque le pelerin peut voir son chef reliquaire a Saint-Maximin, monté dans un cercle d'argent marqué au front du lambeau de la peau qui toucha les pieds du Sauveur. Arcimboldo se livre résolument a des expériences de physique.

Selon une accélération par lui déterminée, la poire rattrapera-t-elle le fruit de la Chute? Anna Maria Dali, dans la souplesse silencieuse de ses vingt ans et de ses espadrilles catalanes s'est elle aussi glissée jusqu'a la fenetre. Bruno en gauche paysan polonais a grosses moustaches au pantalon de velours côtelé, feint de contempler Port Lligat, trop timide pour risquer un geste. N'incestons pas…
Ce n'est rien encore. Par un monstrueux retour, les choses, le monde autrefois soumis a la roue docile envahissent la chambre. Une seule pierre des pyramides n'y tiendrait pas, deux pyramides y pénetrent. L'Atlantique s'engouffre a flots par la Sqala d'Essaouira et la rumeur de l'océan se mele a celle des quatre moires voilées. La marée des vagues de sable mémorial monte a l'assaut sous l'oeil paranoia-critique de Voltaire. Oubliée, Bagdad… Tranquillement, les caravanes passent, elles que jamais, jamais, jamais Bruno n'a pu suivre. Cauchemar d'un bicyclette ensablée. Sur fond de dunes le mystere de la chambre noire propose l'énigme du fatidique trépied de l'oasis d'Amon. Qui fut quadrupede-bipede-cavalier, tripode-chevalet avant la mort ? Comme les enfants qui se font enterrer dans la plage, Bruno ne bouge plus guere. A peine d'une main il peut encore entrebâiller la fenetre.
Mais le désensablement n'est pas loin. En glissant sous le bras les deux dimensions d'une portiere il aura vite fait de désarticuler la voiture. Quelques arbres résistent a peine, car les châtaigniers et les platanes peints de la Potonniere n'ont pas de racines, comme il n'y a ni hier ni demain a Saint-Germain, ni printemps ni automne, d'ailleurs. Bruno étouffe. Le monde qu'il a compris, comprimé, comprend, oppressé, compressé entre quatre murs qu'il va imploser. Noooon !
Dromadaire apres dromadaire, vers le Désert de Retz, les toiles magiques s'acheminent. "l'Atelier" presque vide résonne de ses 8 metres cubes 125 comme une peche déménagée dont on hésite a refermer pour toujours la porte. Chambourcy jalousement recueille en ses murs le monde de Bruno. Des juillet prochain, peut-etre, je le reverrai préparant soigneusement les sacoches de vélocipede, s'élançant a nouveau vers l'autre monde, qu'il peindra.

Claude GAIGNEBET,
Paris,1999

"Le peintre peint, la caravane passe." (Vermeer) , huile sur toile, 75 x 95 cm, 1997 
 "Prise de position" (Van Dyck), huile sur isorel,  140 x 85 cm, 1991 
 
 
"Regard antérieur" (Breughel), huile sur isorel, 140 x 80 cm, 1990  
"L'aveu" (Arcimboldo), huile sur isorel, 140 x 85 cm, 1991

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